The KLF : l‘histoire du groupe qui brûla un million de livres sterlings

Parmi les choses que je veux voir ou accomplir dans ma vie, il y a des objectifs assez variés. J’aimerais un jour par exemple créer un podcast, brûler les planches d’un grand théâtre, apprendre à faire plein de trucs comme construire des meubles, aller vivre à Londres, voir Oasis en live - sans passer ma journée à essayer d’avoir des places sur un site qui plante... Toute la liste ne se réalisera probablement pas de mon vivant, et j’apprends à en faire le deuil. Mais tout récemment, j’ai pu en rayer une ligne : je suis allée à Copenhague, la capitale du Danemark. Autant vous dire que me rendre dans une ville où iels pédalent tous comme des dératé.e.s n’était pour moi pas l’idée du siècle mais ma peur de remonter sur un vélo ne sera pas le sujet de cet article. Au cours de mes pérégrinations, j’ai visité le Musée National, l'un des musées les plus importants du pays. 

Une exposition ludique a capté mon attention : KA-CHING! - Show Me the Money. Dans cette salle, le musée nous plonge dans une réflexion sur l'argent, le pouvoir qu’il a sur nous et la manière dont il est inégalement distribué. C’est en me baladant dans cette salle que j’ai découvert The KLF, un groupe britannique des années 80/90 qui fit un truc absolument dingue et radical : brûler un million de livres sterling.

J’avoue, je n’avais jamais entendu parler d’eux, ni de leur action, mais en creusant un peu, j’ai réalisé que cet acte n’était que que la conclusion de leur histoire. Le chemin qui les a conduits un matin d’août sur l'île de Jura - une petite île qu’a l’air toute mimi en Écosse, rien à voir avec le Jura des montagnes et tout - est à mon sens assez fascinant. The KLF est en fait un duo qui a réussi à chambouler l’industrie musicale tout en repoussant les limites de l'art et de la provocation

Qui sont The KLF ? 

The KLF (pour Kopyright Liberation Front), qui a aussi porté les noms de K Foundation, The Timelords et The JAMs, fut un groupe de musique britannique faisant fusionner l’électro, la house, le rap, l’ambient, le punk et la pop. 

Tout commença pour le groupe en 1987, lorsque Bill Drummond, 33 ans, décida de se lancer dans le hip-hop. Ancien manager de groupes comme Echo and the Bunnymen, il avait quitté cinq mois plus tôt son poste de directeur artistique chez Warner Music, fort de sa désillusion du système de l'industrie musicale. Avec Jimmy Cauty, guitariste du groupe Brilliant - groupe qui n’a jamais vraiment percé, soyons honnêtes, il créée The Justified Ancients of Mu Mu (The JAMs). Pourquoi un nom comme ça me direz-vous ? Il est tiré d'une secte dans Illuminatus!une trilogie de science-fiction des années 70 sur la paranoïa américaine des conspirations. Dans cette série de romans, les Justified Ancients of Mummu infiltrent et subvertissent un ordre mondial secret, Les Illuminati, en semant le chaos et la désinformation. À l’image des protagonistes des livres, ce tout nouveau groupe souhaite ainsi intégrer le monde de la musique afin de le renverser.

Différents médias ont contribué à la stigmatisation des personnes atteintes de la maladie. Un exemple parmi d’autres : en juillet 1983, voici ce qu’on pouvait lire en une de Paris Match.

Leur premier single, All You Need Is Lovesorti dans la foulée, sample sans lésiner la chanson homonyme des Beatles et Touch Me (I Want Your Body) de Samantha Fox, tout en remettant en cause la couverture médiatique de l’épidémie de SIDA. 

Comme ils s’y attendaient certainement, The JAMs s’est pris des menaces de poursuites judiciaires. Cela les a-t-il arrêtés? Que nenni, grâce à ce qui fut un premier succès, le groupe enregistra la même année un album entier de hip-hop, au doux nom (non) de 1987 (What the Fuck Is Going On?), qu’on pourrait traduire par 1987, Putain, qu'est-ce qui se passe ?. S’y trouve The Queen and I, qui parle de la royauté, de l’image qu’elle renvoie et de la manière dont elle est perçue par la société. La chanson attaque également les conventions sociales et politiques, ainsi que les institutions. La particularité de cette chanson est qu’ils ont utilisé, et ici encore, pas qu’un peu, des échantillons du tube Dancing Queen d’ABBA. 

Les représentants légaux de ces derniers, pas ravis-ravis, obtiennent rapidement le retrait du marché de la chanson. Les deux membres de The JAMs vont alors jusqu'en Suède afin de les rencontrer et de trouver un terrain d’entente. Après avoir fait chou blanc, ils rentrent chez eux en ferry, après avoir incendié les albums interdits et en balançant les cendres dans la mer. Y’a sans doute une petite fixette avec le feu, quoi. Et les quantités sont sans doutes minimes comparées à d'autres formes de pollution, mais ça nous rappelle que l’écologie et la protection des fonds marins c’était clairement pas la priorité à l’époque. 

Trance,  ambiant  house et "stadium  house"

Rapidement, le groupe se lasse du hip-hop et de The Justified Ancients of Mu Mu. Sous le nom The KLF, ils explorent alors la trance avec des morceaux tels que What Time Is Love?, puis créent des productions plus ambient comme l'album Chill Out (1990), qui dépeint un voyage imaginaire de nuit à travers les États-Unis, commencant au Texas et se terminant en Louisiane.

Cependant, c'est avec la « stadium house », un mélange de dance, de rap, de guitares rock et de bruit de foule qu’ils atteignent leur apogée. Leur album The White Room (1991) et des singles comme Last Train to Trancentral et l’incroyable Justified and Ancient avec la chanteuse de country Tammy Wynette, deviennent des succès planétaires. Atteignant la deuxième place des charts britanniques, cette chanson prouve leur talent pour marier des univers musicaux à priori incompatibles, tels que l'électro, la pop et la country. 

Mais The KLF ne se contente pas d'innover musicalement. Ils se construisent aussi une réputation de provocateurs. Lors des Brit Awards de 1992, leur featuring avec le groupe de death metal Extreme Noise Terror fut un mix de basses tonitruantes, de batteries punk hardcore et de hurlements gutturaux, qui se terminait par des tirs de rafales à blanc dans la foule avec un fusil automatique. Puis une annonce par micro : “The KLF ont quitté le monde de la musique”. Leur objectif d’offrir “une performance si déplaisante qu’on ne leur demanderait plus jamais de revenir” fut-il atteint ? Probablement. 

Cela ne les a pas empêchés de remporter le prix du Meilleur Groupe Britannique, ex-aequo avec Simply Red. À ce stade, ils étaient déjà partis depuis bien longtemps, faisant appel à un coursier à vélo pour récupérer leur récompense. Ils étaient d’ailleurs à ce moment-là occupés à jeter un mouton mort sur les marches de l’afterparty des BRITs, avec la note : “Je suis mort pour vous”. Ils voulaient de base le balancer sur la foule pendant leur performance, donc autant vous dire que les spectateur.ice.s ont eu chaud. Est-ce qu’un petit discours satirique ou une installation artistique auraient pu suffire ? Probablement, cela aurait été plus éthique, moins dangereux et bien moins cruel envers les animaux. Mais ce n’aurait pas été assez pour The KLF. Pour attester leur disparition, ils ont supprimé l’intégralité de leur catalogue, empêchant toute vente de leur musique. 

Le paroxysme d’une rébellion :  brûler un  million de  livres

The KLF sont donc morts et sont devenus The K Foundation. Le 23 août 1994, ils orchestrent ce qui est devenu l'un de leurs gestes les plus controversés : la crémation d’argent, qui eut lieu à proximité d’une maison de pêcheurs abandonnée, loin des foules, en présence de quelques témoins et d’un journaliste. 

Mais pourquoi avoir fait ça ? Et bien, ma foi, c’est une bonne question. Est-ce une critique du capitalisme, une démonstration de la vanité de la richesse matérielle ou bien quelque chose de complètement déconnecté ? Nos deux fanfarons n’ont jamais donné d’explication claire. Dans les années qui ont suivi, Bill Drummond a même affirmé à la BBC, entretenant ainsi toute l’ambiguïté, ne pas savoir pourquoi ils avaient brûlé toute cette oseille. Certain.e.s ont vu et voit encore dans ce geste une forme d'art performatif extrême, d'autres une tentative de fuir la célébrité en se débarrassant symboliquement de ses fruits.

Ce moment fut en tout cas capturé en vidéo et devint le sujet du film Watch the K-Foundation Burn a Million Quid, réalisé par Alan Goodrick. Il a été projeté pour la première fois à Jura, tout pile un an après l’incendie. Une autre de ces projections devait avoir lieu dans un parking de Brick Lane à Londres, le 8 décembre 1995. Annoncée dans le magazine NME, la séance fut sur-bondée. Déplacée dans un pub à proximité en raison des conditions météorologiques, elle a été regardée par des centaines de personnes, puis finalement abandonnée en cours de route parce que le public était bien trop entassé les uns sur les autres.

Près de trois décennies plus tard, je ne peux m’empêcher de penser qu’utiliser une telle somme pour des ONG ou des projets sociaux aurait été mille fois plus constructif et bénéfique. D’un autre côté, il y a un petit côté fascinant dans leur façon de donner un immense coup de pied aux valeurs de la société, à la relation parfois malsaine que nous entretenons avec l’argent et aux notions du succès et de l’échec. Allant à l’encontre des valeurs dominantes de la société, ils font ni plus ni moins qu’un bon gros f*ck au capitalisme

De plus, c’est une œuvre d’art en soi, qui s'inscrit dans la tradition des gestes artistiques radicaux et/ou incompréhensibles. L’art a souvent cherché à défier les normes, et KLF le fait de manière saisissante. En prenant un objet de désir universel comme l'argent et en le rendant inutile, le duo nous force à questionner nos priorités et à redéfinir ce que nous valorisons vraiment.

La  fame  et des flammes

En 2021, plus de 25 ans après avoir brûlé ce que je ne pourrai jamais accumuler sur toute ma vie - ça aussi j’en ai fait le deuil, Bill Drummond et Jimmy Cauty émergèrent de leurs retraites. Ils ont réédité une partie de leur œuvre sur les plateformes de streaming musical, permettant à de nouvelles générations de découvrir leur travail. Ils avaient peut-être aussi besoin d’argent, mais là est une autre question. Notons également qu’ils bénéficient à nouveau d'une forme de succès et de profitabilité, ce qui est finalement un peu contradictoire avec leur message initial, mais qu’importe. Je peux écouter en boucle Baltimore to Fair Play, donc moi, ça me va. 

Quoi qu’il en soit, leur action “coup de poing” peut faire écho à d’autres mouvements critiques, qu'ils soient sociaux, écologiques, économiques ou philosophiques. Un lien peut en effet être fait avec l’œuvre de Banksy, La Petite Fille au ballon. En 2018, cette oeuvre s’est partiellement déchiquetée juste après avoir été adjugée à 860 000 livres (soit un peu plus d’un million d'euros). Ironiquement, comme pour The KLF, la destruction a conduit à une augmentation de la valeur, symbolique et monétaire. Le graffiti de Banksy, renommée Love is in the Bin, a vu son prix monter en flèche, son acheteur.se ayant dépensé au total 18.5 millions de livres pour l’obtenir. Quant à The KLF, malgré la belle perte financière, leur notoriété s’est accrue et leur a permis de laisser un héritage artistique durable - la preuve, on parle d’eux au Musée National de Copenhague. 

Ces “rébellions” s’alignent avec l'esthétique et les idées du mouvement punk, qui rejetaient les conventions et les idéaux matérialistes pour exposer leur absurdité. Les Clash, notamment, utilisaient souvent la provocation pour souligner leur mépris du système. Ils se sont associés à des mouvements politiques de gauche ont soutenu des causes comme le mouvement anti-nucléaire et les droits des minorités. Ils mobilisaient les gens et encourageaient la révolte contre les injustices sociales. Un de leurs tubes London Calling, dont le titre est une sorte d’appel à la prise de conscience et à l’action, exprime quant à lui une profonde indignation envers la situation sociale, politique et économique de l'époque. Nous est communiquée toute une rage contre les politiques d’austérité, le racisme, les désastres climatiques et le consumérisme.

The KLF nous permet d’avoir un regard nouveau sur les relations que nous avons avec l'art, le succès et surtout la moula, comme on dit. Leur geste irréversible, inconcevable pour la plupart des gens, donne (probablement) une impression de contrôle total. Chris McCandless d’Into the Wild, fit la même chose avant de tracer la route, certes absolument pas autant, mais pour lui, c’était afin de rompre avec les attentes de la société et se libérer de contraintes. 

Aussi jouissif que cela semble être, je me dis que cramer quoi que ce soit pour de l’art, mais surtout des billets de banque,a tout pour être perçu de manière très différente en 2024. Dans les années 90, les inégalités économiques existaient certes déjà, mais les critiques contre les dirigeant.e.s et les institutions prospéraient. Les actions radicales étaient vues comme nécessaires.

De nos jours, la prise de conscience des inégalités économiques a rendu la situation bien plus sensible. Les écarts de richesse sont bien plus visibles, avec un écart exponentiel entre les ultra-riches et ceux qui luttent pour survivre. Brûler un million de livres peut donc être vu non plus comme une provocation artistique, mais comme un gaspillage et un privilège déconnecté de la réalité de millions de personnes. Il y a également, comme l'a montré Blockout 2024, une attente croissante envers les artistes et les personnalités publiques pour qu'ils utilisent leur influence pour dénoncer les injustices et promouvoir un véritable changement social.

À mon sens, The KLF soulève tout de même une importante question, dont il existe sûrement une multitude de réponses : comment continuer à utiliser nos forces, nos têtes et nos pouvoirs – militants, financiers et créatifs - afin de changer le monde autour de nous, pour le rendre plus juste, plus inclusif, plus bienveillant, plus solidaire... et donc plus beau ?

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